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Lydia Vázquez

 

 

 
On ne revient pas quand on veut, comme on veut, où on veut. En général, on ne revient même pas. Or, lui, il avait tellement voulu revenir qu’il avait réussi ; seulement il était revenu des années plus tard, plus âgé, et la ville avait changé, les gens aussi avaient changé. Rien n’était plus comme avant. Au point de se demander s’il avait bien fait de revenir... et si c’était vrai qu’il était revenu ou si c’était une illusion, tout simplement.
Il était parti loin, très loin ; en fait, il était parti de ce monde pour, s’était-il dit, ne plus jamais revenir. Pourquoi avait-il été tenté par ce retour, si longtemps après ? Il ne le savait pas lui-même. Un jour (si on peut parler de jours dans l’autre monde), il s’était réveillé (si on peut parler de se réveiller dans l’autre monde) avec cette envie pressante de rentrer chez lui pour finir tout ce qu’il avait laissé entamé, ouvert, inachevé.
Il était là, invisible aux yeux des mortels (quel mot terrible !), mais bien présent dans sa conscience, en fait, la seule qui eût une importance à ce degré de son existence. Il était chez lui, dans cet appartement au 5e étage sans ascenseur d’un vieil immeuble du 11e où il avait vécu avec sa femme et ses enfants. C’est vrai, il avait vécu aussi ailleurs, seul ou avec d’autres femmes, mais son chez lui, dans sa conscience (j’ai déjà dit que c’était la seule qui lui importait), ça avait toujours été ce vieil immeuble au 46 de la rue de la Roquette, avant le divorce.
Les enfants étaient sans doute partis depuis longtemps, chacun ayant décidé de sa vie sans lui, mais sûrement l’ayant eu très présent dans leurs têtes ; comme aujourd’hui, invisible mais là, toujours là.
La porte de la chambre était fermée. Elle dormait encore, probablement. Sans faire exprès, il avait débarqué un dimanche (il avait vu le Journal du Dimanche dans les kiosques) et sa femme avait l’habitude de faire la grasse matinée le dimanche, avant d’aller se promener avec Pot, le chien, au bois de Vincennes. Le chien était sans doute avec elle, dans la chambre ; il ne l’avait pas flairé, normal, il était inodore ; lui, il avait fini par s’habituer à ne rien sentir, même si c’était une des choses qui l’embêtait le plus de l’autre monde, ce manque de couleurs, d’odeurs et de saveurs. Pour les saveurs, comme il était déjà assez insipide de son vivant, il avait moins regretté, mais il était nostalgique de son odeur mélange de musc et de cannelle qui avait toujours fait son succès auprès des femmes.
Il se mit à balayer la terrasse. Il avait toujours balayé la terrasse, lui. Dire que c’était à lui de le faire serait trop ridicule et en plus, faux, mais ce fut lui qui commença à le faire et ce fut son boulot jusqu’à son départ. Il vit avec un certain plaisir pervers, que la terrasse était très poussiéreuse ; elle avait vraiment besoin d’un coup de balai. Il imaginait la tête de Marc, son enfant le plus jeune, se réveillant et surprenant la danse du balai sur la terrasse, moitié effrayé, moitié fasciné, puis courant vers son père : « papa, papa ! viens voir ! y’a un balai dansant sur la terrasse ! Viens voir ! Papa, papa, papa ! » Et lui repu de ce plaisir matinal consistant à se sentir secoué par la main d’un enfant réclamant le petit déjeuner, un jeu, un mot, une caresse.
Lorsqu’il eût fini de balayer la terrasse, et comme poussé par ce souvenir paternel, il pensa que, pour la première fois depuis qu’il était parti, il avait envie de prendre un café, de sentir l’odeur du café du dimanche matin. Il alla dans la cuisine, ouvrit le frigo, sortit le paquet du café moulu 100% Arabica, prit la cafetière italienne, la remplit d’eau et de café, bien serré, et la mit au feu. Il pensa que sa femme se réveillerait aux premiers bruits de l’eau bouillante luttant contre la poudre de café et contre la loi de la gravité, aux premières odeurs du dimanche, l’odeur du café et celle des croissants au beurre, encore chauds, qu’il avait été chercher pendant que tout dormait encore, sauf Pot, bien sûr, fidèle compagnon. Mais la porte de la chambre resta fermée.
Il y avait une chose qui l’embêtait des dimanches parisiens, et ce n’était pas ses rues désertes qui, au contraire, lui plaisaient au point de lui procurer une espèce d’euphorie solitaire, mais l’absence de journal. Parce que Le Journal du Dimanche n’en était vraiment pas un. Il se rappelait de ce triomphe « historique » des syndicats, le début de la débâcle française. Un des plus grands menus plaisirs était, en fait, pour lui, d’aller chercher le journal et des croissants, et de rentrer à la maison, faire le café, et prendre le petit déjeuner avec Ellénore, sa femme, pendant qu’ils lisaient chacun sa part de journal, silencieux, paisibles, harmonieux, heureux de ce bonheur que seul procure le quotidien. Dans la semaine, il achetait le journal sur le chemin du boulot et il avait rarement le temps de le lire, pas de place dans le métro, puis débout il n’aimait pas, et le soir il était tellement crevé que souvent c’était le début du sommeil plutôt qu’une vraie lecture. Bien sûr, il y avait le samedi, mais les séquelles de la fatigue hebdomadaire sont encore trop intenses pour que la décontraction nécessaire à une bonne lecture matinale du journal soit possible. Il ne restait plus que le dimanche, mais voilà que les syndicalistes avaient réussi à libérer des ouvriers de travailler la nuit du samedi au dimanche (pour quoi faire à la place ?) et à emmerder les trois quarts des Français, sauf eux, qui ne lisent pas les journaux. Ellénore et lui avaient décidé de garder le journal du samedi pour le dimanche, mais sans l’achat immédiatement précédent au kiosque du coin (conversation avec Jean, le vendeur, comprise, toujours passionnante, parce qu’est-ce qu’ils sont érudits, ces vendeurs de journaux, à force !), la lecture, d’ailleurs quelque peu défraîchie, n’avait guère de charme.
Il s’assit dans son fauteuil préféré et regarda ému sa bibliothèque. Imposante pour quiconque n’a pas l’habitude des livres. Agréablement familière pour lui. Il connaissait chacun de ces livres, qu’il avait acheté (quel plaisir aussi celui d’acheter des livres !), lu et relu, utilisé pour les voluptés de son travail, regardé pour sa délectation d’amateur d’objets précieux, caressé pour les sentir vivants. Ils étaient toujours là (bien qu’il constata, non sans une certaine amertume, certaines « disparitions »), gaillards, défiant le temps, pleins d’idées, d’images, de rêves, de sentiments. Eux, ils pouvaient le voir, il en était sûr, et ils se réjouissaient de son retour, joyeux mais tranquilles, comme s’ils avaient toujours su qu’il reviendrait un jour, en vrais parents dans l’attente du fils prodigue. Il ouvrit la Nouvelle Héloïse. Il aimait ce livre parce qu’il avait dû le traduire (il travaillait comme traducteur de livres français pour plusieurs maisons d’édition espagnoles). Il n’avait pas honte d’avouer que, parfois, se sentant aussi seul, aussi passionnément amoureux, aussi incompris que Saint-Preux, il avait pleuré à la lecture de certaines de ses lettres adressées à Julie. Ah, Julie ! Qui sait ? Peut-être avait-il trop rêvé de la femme de sa vie, d’une Julie en chair et en os, et c’était pour cela qu’il n’avait jamais su garder celles avec qui il avait eu la chance de partager une partie de sa vie. Il sentit ses larmes, ou l’illusion de ses larmes, couler à la relecture, presque les yeux fermés, de la Lettre XXVI de la Première Partie. Il ferma soudain le livre, et le remit à sa place, incapable de supporter tant d’émotions.
Il décida de descendre dans la rue prendre l’air. Il irait au marché, Boulevard Beaumarchais. Ellénore et lui aimaient aller au marché, le dimanche, faire les courses, les fruits et les légumes achetés à la livre, les poissons entiers, pas en filets, avec leurs jolies têtes, leurs beaux yeux tous frais, les fruits de mer encore vendus au litre, les fromages (quelles odeurs magnifiques, mystère de la nature et de la gastronomie réunies !), le beurre à la motte, le pain. Ils étaient là, il reconnut même le fromager. Il avait vieilli, mais il avait toujours ce regard brillant de complicité qui lui transmettait tant d’énergie chaque dimanche matin. Il prit des fleurs quand personne ne regardait, les approcha de lui, se fondit en elles, avant de les déposer aux pieds d’une belle femme assise à un banc du Boulevard, fatiguée des courses, rêveuse, belle, si belle ! Il se disait qu’il n’avait pas su voir la beauté des femmes, de son vivant. Non pas leurs corps, leurs formes, mais leurs yeux, si différents de ceux des hommes, beaucoup plus ouverts, éternellement surpris, profonds comme des étoiles ; mais leurs bouches, si sensuelles, entrouvertes en permanence, exhalant le parfum de l’amour ; mais leurs mains, délicates et caressantes, ouvertes sans cesse à la vie.
Il se glissa à La Rotonde, non pas la célèbre Rotonde de Picasso et les siens, mais la Rotonde la rue de la Roquette, celle des vendeurs et des acheteurs du marché du dimanche. Il s’installa derrière les vitres du café, et s’imagina en personnage de carte postale parisienne, café sur le guéridon, livre à la main, regard égaré, pensif, romanesque. Il regardait les allées et venues des gens, leurs cabas pleins, les queues des poissons, les feuilles des poireaux et la baguette dépassant le bord. Un petit blanc sec, une leffe, un pastis, une seize, un kir, un rosé, une krö, seule journée de la semaine où les Français prennent vraiment l’apéritif au bar, c’est-à-dire, boivent de l’alcool et mangent avec, ne serait-ce que des cacahouètes. Il s’imbiba de toutes ses ambroisies et rentra chez lui.
Rien n’avait bougé. Même silence, même paix. La porte de la chambre toujours fermée.
Il pensa à Ellénore, et tout d’un coup une pensée subite l’envahit. Il comprit pourquoi il était revenu. Il était toujours amoureux de sa femme, elle lui manquait terriblement. Il avait besoin de la toucher, de la caresser, de lui dire à nouveau combien il l’aimait. Il ne lui avait pas assez dit, de peur de mentir. Maintenant il comprenait que, en fait, il avait eu peur de dire la vérité. Il imagina son corps, même quelques années plus tard, il serait toujours aussi beau, aussi « maniable », aussi souple, aussi doux (qu’elle était douce, sa peau !), aussi tiède (bien que parfois il était bouillant au point qu’il l’appelait sa « bouillotte » à lui), aussi excitant. Il commença à se caresser, rêvant de ses caresses à elle. D’abord ses seins ; il aimait sa façon de lui pincer les seins, d’abord elle lui prenait les seins, puis parcourait de ses doigts ses lignes circulaires imaginaires jusqu’au téton, qu’elle caressait, qu’elle irritait juste un peu passant le doigt dessus, de haut en bas, de bas en haut, qu’elle pinçait enfin quand il avait durci assez. Puis son ventre, jouant dans son nombril mettant le doigt dedans pour lui faire sentir des chatouilles qui raidissaient son sexe. Puis son sexe, d’abord un peu mou encore, puis dur et ferme, chaud, rougi. Il avait mis un doigt de l’autre main dans sa bouche. Elle aimait faire ça, lui mettre un doigt dans la bouche, qu’elle bougeait au même rythme que ses caresses, pendant qu’il lui léchait, avec sa langue, le bout du doigt, autour de lui, comme elle faisait quand elle le prenait dans sa bouche. Il s’entendit soupirer : « Ellénore, oh oui, Ellénore, c’est bon, ma chérie, comme c’est bon, oui, continue mon amour, oui c’est bon... ». Il sentit l’odeur profonde de son musc, d’abord, d’odeur âcre de l’amour, après. Il exhala un râle. Il se laissa aller dans son corps, plus présent que jamais.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il se trouva debout, devant la porte de la chambre. Il décida de l’ouvrir. Il se glisserait dans son lit, à côté de sa femme. Peut-être elle se rendrait compte qu’il était revenu pour elle, et que tout pourrait être comme avant. Il avait appris à croire aux miracles. Elle était là, le drap ne cachant qu’à moitié son corps ; son dos un l’émut. Elle remua, et laissa voir, à côté d’elle, un corps de mâle. C’était lui. C’était lui-même bien vivant, à côté de sa femme, faisant la grasse matinée, comme il avait l’habitude de faire, le dimanche matin, avant de se lever pour aller chercher les croissants, pour préparer le café. Il se réveilla, il vit la porte ouverte. C’était sans doute Ellénore qui s’était levée et avait oublié de la refermer. Il sentit un froid intense, le froid de la mort. Il eut un frisson, se leva pour fermer la porte, et se recoucha. Il regarda Ellénore, ses yeux, sa bouche, ses mains. Elle était plus belle que jamais.